nous, héros si singuliers
Les personnages peints par François Bard nous interpellent. Anonymes, silhouettes féminines, faux flics ou vrais gangsters, nous nous retrouvons face à une scène qui a eu lieu et dont les protagonistes semblent attendre nos témoignages. La peinture de Bard nous prend ainsi à témoin. De « l’Enterrement à Ornans » de Gustave Courbet aux toiles évanescentes des intrigues au Congo Belge dépeintes par Luc Tuymans, c’est toute l’histoire de la peinture que d’avoir su témoigner et nous questionner sur la scène décrite.
Face aux œuvres de Bard, nous sommes conviés à rendre des comptes. Personnages tronqués, silhouettes en gros plans, zooms avant et autres travellings optiques sont des procédés cinématographiques -cet autre grand média de l’imagerie populaire- réutilisés ici par le peintre. Un focus silencieux sur une scène forte soudain arrêtée par notre intrusion. En réalité, plus rien ne bougera. Les pièces à convictions telles un rébus sont présentées éparses à notre regard. L’attente peut être palpable, le regardeur devrait finir la scène. La littérature populaire aussi -du roman policier au faits divers- ne cesse de nous raconter par ses marges le monde qui va. Ici, une peinture savante qui puise dans une fiction imaginaire mais en partie commune à chacun.
Dans le « Désert des Tartares » - le roman de Dino Buzzati auquel l’artiste se réfère souvent- le lieutenant Giovanni Drogo attend, derrière les remparts sublimes dans leurs inutilités, les hordes à venir qui ne s’abattront jamais sur cet espace comblé d’absences et de mirages. Le fort Bastiani reste ce bastion imprenable car sans enjeux. Les peintures de Bard sont dans ce même temps de l’attente. La scène est bien là, il s’est passé quelque chose de violent, peut-être un évènement tragique et chacun attend que l’action s’enchaine. Il n’y aura pas de clap final dans ces scénarios quasi sur-joués. Le héros attendu -le spectateur de ces toiles- ne pourra rien résoudre à ces histoires tronquées.
Les toiles sont très présentes, envahissantes même. Nous sommes bien sollicités, de manière forte et intense : les plans se succèdent, les protagonistes défilent, les mains se crispent dans l’attente d’un interrogatoire qui ne viendra pourtant jamais. Ces moments dépeints sont générateurs d’angoisses, peut-être d’espérance et de désirs. Ainsi dans cette atmosphère, même la scène la plus simple prend un caractère étrange, d’une banalité troublante.
Les visages sont anonymes et frontaux quand ils sont dépeints; ils puisent dans cette école de la photographie allemande de Düsseldorf, dite de « la nouvelle objectivité » où chaque individualité est réduite à un matricule tandis que les mises en scènes d’actions font davantage référence à l’école photographique française de « l’instant décisif » initiée par Cartier-Bresson. A travers ces différentes mises en espaces, le peintre souligne par des moyens différents que chacun d’entre nous pourrait être pris dans les filets du destin : ce concours de circonstances accumulées par le hasard. Comme l’officier Drogo qui, cédant à un romantisme ou à une idée fausse sur lui-même, refuse le certificat d’exemption et sa capacité échappatoire pour se retrouver ainsi pris dans le sablier du fort Bastiani. Un héros sans enjeux pour un destin trop humain sans retours possibles.
Serait-ce cela ? Le sourire de l’artiste, peint dans ses auto-portraits, semblant se moquer de notre vanité et d’avoir ainsi céder à notre curiosité. Regarder n’est pas un acte neutre.
Ainsi, pris à partie, nous devenons ce héros malgré nous d’une scène à propos de laquelle nous pourrions bien témoigner. Sans aucun doute, chaque point de vue diffèrera, nos descriptions trop rapides ou déjà maladroites seront portées à charge et soyons sûr que dans ce jeu de regardeur nous aurons tout à perdre.
Aussi dans le dialogue entre le spectateur et la peinture, on pourrait espérer un indice, une solution, une communication. L’artiste nous prévient, de la même manière que le lieutenant Drogo et son collègue «qui se turent encore, se rendant compte que cette conversation les séparait l’un de l’autre», notre confrontation à l’œuvre nous plongera bien davantage dans le trouble et les questionnements à venir. Derrière l’aspect volontariste de cette peinture, nous n’obtiendrons en réalité que peu de réponses. Dans ses belles perspectives sombres, au loin l’horizon semble prometteur, mais il est vide.
Le héros de François Bard, ce pourrait être nous-mêmes : ce héros si singulier car bien qu’il soit attendu, il est sans capacité particulière et même ramené à sa futilité et à son inanité. Il ne pourra rien résoudre ici. Nous sommes tels les victimes dépeintes ici. Peut-être, devrions nous comme Giovanni Drogo, en scrutant ces toiles, «dans l’obscurité, bien que personne ne (nous) voie, sourire » avant d’être pris.
Eric Mircher.
Février2014
François Bard, le métaréaliste
La remarquable exposition de François Bard à la Mazel Galerie de Bruxelles (jusqu’au 25 mai) devrait enfin mettre cet artiste à sa place : c’est-à-dire le premier rang des métaréalistes européens. Je ne dis surtout pas « hyperréaliste » car il s’agit ici de tout autre chose : la Cadillac de Bard (2013) n’a que bien peu à voir avec celles de Ralph Goings ou Don Eddy, à peine peut-on dire qu’elle est réaliste. Tout se passe comme si François Bard était en train de réaliser les prophéties de Jean Baudrillard annonçant que, bientôt, réel et imaginaire seraient confondus : nous serions en train de vivre une réalité cinématographique, « comme si elle n’était là que pour donner lieu à l’écriture documentaire et spectaculaire – non plus un espace de production, mais une bande de lecture, bande de codage et de décodage, bande magnétisée par les signes - … ». Dans le cas de François Bard, cette bande, peut-être magnétisée par les signes, ne laisse jamais de côté la peinture.
L’exposition a pour titre Après l’horizon. Cet « après » est mystérieux. D’autant que d’horizon, il n’est que rarement question (sauf dans Le silence des songes, 2012 ; Melancholia, 2012 ; et dans le terrifiant Paysage américain, 2013). La toile spécifiquement titrée Après l’horizon (2013) nous met en présence d’un type assez patibulaire en treillis militaire, Marlboro vissée aux lèvres, poil raz et lunettes noires. Serait-ce un gardien de celui dont on ne voit que les mains liées derrières le dos ? Il est noir, est vêtu de la tenue orange réglementaire à Guantanamo, et la toile a pour titre Transfert (2013). On pourrait comprendre que François Bard a dû séjourner aux Etats-Unis, et qu’il est revenu avec le propos de « faire vrai ». On se croirait d’autant plus sur la bonne piste qu’une toile de 2004 s’est explicitement référée à Van Gogh : « Vincent » était-il écrit sur toute la largeur de la composition. Cependant, il ne s’agissait que de grosses chaussures contemporaines non des « Vieux souliers aux lacets » de Vincent. Ces chaussures délaissées – délacées – n’avaient pas de rapport avec un quelconque porteur. Elles n’étaient que le support anonyme d’un sujet absent : même chose avec Converse (2013) qui envahit la totalité de la surface du tableau carré de 1 mètre 30 de côté.
Comme les hyperréalistes, François Bard travaille d’après photographies (qu’il doit prendre lui-même, à en juger par le fusain sur papier Sans titre, 2010, qui me semble un autoportrait avec appareil sur l’œil droit). Mais Bard ne se soumet évidemment pas à la loi de la photo : il la perturbe au contraire par tout un travail de « cordonnier de la couleur » (c’est ainsi que se désignait Van Gogh), ou bien, si l’on préfère, d’artisan de la peinture amoureux du beau métier. Un artisan nullement étranger au monde qui l’entoure. Un monde cruel sans doute : dans Embarquement (2013), vers quel destin pitoyable se dirigent ces trois types vus de dos ? Mais un monde toujours susceptible de livrer de belles surprises plastiques. Dans Foule (2013), on ne voit pas la foule mais une femme blonde, et plus particulièrement sa main gauche qui fait signe. Le signe est incompréhensible, mais la main est baignée par une savante lumière. Une lumière peut-être moins venue du « réel » que de Vélasquez, une des grandes admirations de François Bard. Un peintre, vous dis-je, un vrai. Et l’un des premiers dans la voie métaréaliste qu’il a choisie.
J.-L. C.
La lettre hebdomadaire de Jean-Luc Chalumeau
Mai 2013
NON-COUPABLES
François Bard coupe les têtes ou masque les visages.
C'est peut-être pour effacer l'indignation, la honte, et le repentir souvent inutile.
Qu'il décide de son propre chef de faire la loi procède de sa liberté revendiquée d'artiste,
qui ne réclame rien d'autre que l'approbation silencieuse de ceux
qui luttent contre l'indécence et qui prônent une forme de vérité.
Reflet d'un monde actuel qui nous fait perdre certaines convictions
quant à la probité supposée naturelle de l'être humain qui interpelle,
décide, juge et tranche.La domination et le rejet de l'Autre passent avant tout par l'ignorance
de ses différences.C'est aussi sur quoi Bard porte un oeil attentif.Il dit assez d'aveuglement, il dit regardez.
Le contraste, le diffus, la légèreté, l'interrogation, le doute nécessaire.
En somme, la fragilité de l'être, qui fait son identité, sa spécificité hautement respectable ou condamnable.
C'est cette approche zoomée de l'être qui pousse Bard à cadrer serré, souvent à la limite de la frustration.
Nous voudrions en voir plus, y voir "plus clair", mais là n'est pas son propos.Ces fragments d'émotion
sont aussi soutenus, grandis par la lumière utilisée, violente ou sourde,que l'on peut retrouver
dans les oeuvres des peintres de La Renaissance.A cela s'ajoute un traité très maîtrisé issu
d'une technique qui fait sa signature.Une sorte de langage contemporain qui sert de pont
entre ce qu'il nous donne à voir et ce que nous en ressentons.
Ces personnages sont si emplis d'eux-même, d'une conviction étouffante,
qu'ils semblent s'auto-cannibaliser.Ils ne sont pas dépeints, simplement montrés.
C'est aussi ce qui fait la force du travail de Bard, mettre en scène l'évidence sans bavardages
ou suppositions.Il ne nous laisse pas le choix de définir si une once de remords ou de peine
peut percer dans l'attitude ou le regard de ces personnalités troublantes.
Depuis de nombreuses années, Bard s'interroge sur l'existence d'une "normalité"
où certains codes pourraient servir à une meilleure compréhension du monde.
Peinture tendue,à la limite du burn-out spirituel.En contrepoint, en respiration utile,
certains tableaux nous plongent dans une mémoire collective, là où nous pouvons
trouver quelques références à la beauté simple.Car Bard est avant tout un peintre
au-delà du talent.A nous d'être indécents, et de nager avec les requins.
Forcement coupables de part leurs actes,forcement non-coupables de part leur nature.
Gilles TRILLARD.